Tout
comme les sacquebutes, les luths et les timbales arabes inspirèrent
la chanson des troubadours occitans et des Minnesänger,
les étendards musulmans claquant sous le soleil d’Antioche
séduisirent les Croisés qui - en hommes de guerre
expérimentés - comprirent bien vite l’intérêt
qu’il y avait à combattre sous des bannières
aux couleurs vives, découpées en figures géométriques
simples, aisément reconnaissables à de grandes
distances. Pour ces chevaliers et écuyers anonymes derrière
la visière de leurs heaumes, parlant tous les dialectes
et patois d’une Europe encore très morcelée
sur le plan linguistique, quel meilleur signe de ralliement
qu’une oriflamme unie ou bicolore ? En l’absence
de règles bien précises, un système proto-héraldique
se mit en place non sans quelques balbutiements : comment distinguer
en effet dans le scintillement des armures et la poussière
des batailles le blanc du jaune, le bleu du vert, etc ? Ces
couleurs très voisines furent peut-être à
l’origine de regrettables et sanglantes méprises.
Aussi pour des impératifs dictés autant par l’esthétique
que la visibilité, l’usage s’instaura d’alterner
les métaux (or et argent) avec les couleurs et de ne
choisir comme émaux que des teintes franches, très
contrastées. D’autres règles complétèrent
cette syntaxe héraldique naissante et, vers 1160, les
armoiries telles que nous les connaissons acquirent leurs caractères
quasi définitifs. Une langue universelle venait de voir
le jour.
A
la fin du XII° et au début du XIII°, l’usage
des écus et des sceaux armoriés s’étendit
des grands feudataires à l’ensemble de la noblesse
européenne. Chaque chevalier s’identifia à
ses armes; son écu porta désormais les noms des
différentes parties de son corps : chef (tête),
flancs, coeur, nombril, etc, dextre étant à la
gauche du lecteur et senestre à sa droite. Plus qu’une
simple carte d’identité, les armoiries devinrent
le prolongement de la personne et de sa lignée. Quelques
décennies plus tard, toutes les couches sociales médiévales
avaient adopté le système héraldique comme
le prouvent les 1018 sceaux de paysans normands (de 1202 à
1317) recensés par G. Demay, (Inventaire des sceaux de
la Normandie, ouvrage paru en 1881), ceux des bourgeois hollandais
(vers 1250), l’armorial des 57 boulangers de Lucerne (Suisse)
dessiné en 1408, etc. Même les serfs et les juifs
possédaient la capacité héraldique. Pour
expliquer l’oubli dans lequel sombrèrent le plus
souvent les armoiries des paysans, des marchands et des artisans,
on a avancé l’hypothèse que ceux-ci auraient
été - Dieu seul sait pourquoi - moins sensibles
aux traditions que les membres de la noblesse. En fait, il est
permis de penser que plusieurs paramètres se conjuguèrent
pour hâter cette disparition. L’écriture
étant peu répandue, même chez les dynastes
de haut rang, les sceaux armoriés servirent de signatures
pendant plusieurs siècles au bas d’actes officiels
qu’ils authentifiaient : fondations, donations, reprises
de fiefs, cartulaires et autres documents concernant le plus
souvent des familles nobles, à de très rares exceptions
près comme le Livre des aveux du comte de Clermont en
Beauvaisis (1375) qui renferme des centaines d’armoiries
paysannes. Outre la rareté des parchemins antérieurs
au XVI° siècle dans les archives des familles rurales,
il faut considérer que les paysans ne possédaient
au Moyen-Age ni droit de sépulture dans les églises,
ni constructions en pierre où faire graver leurs armes.
Leurs maisons en bois étaient plus fréquemment
la proie des flammes que les châteaux solidement fortifiés.
Si l’on considère que les armoiries nobles figuraient
sur les sceaux, les écus, les bannières, les bornes,
les cheminées, les pierres tombales, les ex-libris, les
lettres d’anoblissement, les poids et mesures en usage
dans les banalités (fours, moulins), alors que si peu
sont parvenues jusqu’à nous, comment s’étonner
de la disparition d’armoiries roturières ?
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Seuls des objets artisanaux comme les moules à gaufres
du XII° et du XVIII° attestent l’existence incontestable
d’un système héraldique paysan avec des
partitions et des figures à celles des armoiries nobiliaires.
Après l’édit de Louis XIV, de novembre 1696, les commis
de Charles d’Hozier (généalogiste du roi)
ouvrirent des maîtrises dans tout le royaume jusqu’en
1709 pour enregistrer quelques 110000 armoiries dont plus de
70% appartenaient à des familles roturières. Mais
ces déclarations étaient onéreuses (n’oublions
pas qu’elles rapportèrent 5 800 000 livres au trésor
royal) et l’on dut bien souvent contraindre un modeste
tabellion ou chirurgien campagnard à déclarer
ses armes, parfois inexistantes, sous peine d’une amende
de 300 livres et de la confiscation d’une partie de ses
biens meubles. C’est dire si certains paysans, non concernés
a priori par cet édit, s’abstinrent de fouiller
dans leur mémoire à la recherche d’armoiries
qu’auraient pu porter leurs lointains ancêtres.
Pendant
la Révolution française, les décrets du
27 septembre 1791 et du 4 juillet 1793 armèrent les sans-culottes
de bouchardes pour faire disparaître des bâtiments
publics et privés toutes les armoiries, celles-ci étant
considérées pour la première fois de leur
histoire comme des symboles aristocratiques. Si ces consignes
iconoclastes ne furent exécutées que très
partiellement - pour la plus grande joie des héraldistes
contemporains - les décrets de la Convention jetèrent
par contre sur les écus armoriés un discrédit
qui durera jusqu’au milieu du XX° siècle. Ce
manichéisme d’inspiration politique s’est
heureusement estompé et aujourd’hui les armoiries
ont droit de cité dans les villes, les documents administratifs,
les bâtiments publics, etc.
L’art
héraldique s’est adapté à la symbolique
contemporaine en adoptant des figures qui, tout en choisissant
des thèmes d’inspiration inédits, sont dans
la parfaite lignée des écus médiévaux.
Pour s’en convaincre, il suffit de regarder les armoiries
des régiments de parachutistes, de la Légion et
des fusiliers marins commandos, avec des poignards ailés,
des ancres et des aigles essorantes...
La
vogue sans cesse grandissante des sociétés de
généalogie a contribué au regain d’intérêt
que suscite aujourd’hui l’héraldique dont
l’étude n’est plus réservée
aux seuls érudits. Loin d’être le symptôme
d’une nostalgie maladive du passé, l’amour
des armoiries s’inscrit dans la soif de logotypes de la
civilisation contemporaine : casaque des jockeys, pavillons
maritimes, mais aussi emblèmes des partis politiques,
des banques, des constructeurs automobiles, des marques, etc.
Toutes les sociétés industrielles et commerciales
veulent un sigle populaire, universellement connu, comme les
drapeaux des différents pays. A-t-on songé que
le seul dénominateur commun des représentants
de toutes les nations qui siègent à l’O.N.U.
est la possession d’armoiries nationales accrochées
aux hampes du siège new-yorkais de cette organisation
? Les techniciens de la N.A.S.A. apposent leur sigle sur les
fusées lancées de Cap Kennedy et, en juillet 1969,
le premier astronaute qui marche sur la lune s’empresse
d’y planter la bannière étoilée.
Des
boy-scouts aux rockers, la passion des badges est identique
car l’identification au clan est une constante de la personnalité
humaine. La science-fiction elle-même est inimaginable
sans logotypes hyper-stylisés.
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